La religion d'après Schleiermacher

Publié le par UPL/Marc Lienhard

La religion d'après Schleiermacher
Par Marc Lienhard
(Conférence faite à l'Espace Tauler, Temple-Neuf à Strasbourg, dans le cadre des conférences de l'Union Protestante Libérale, le 16 janvier 2001, publiée dans les "Annales 2001" de l'UPL, pages 8 à 20)

 

Introduction

 
Pourquoi s'intéresser à ce théologien protestant, qui a vécu de 1768 à 1834 ? Il y a deux types de réponses possibles.
1) Au plan purement historique
Le XIXème siècle constitue pour la théologie protestante le siècle le plus créateur, le plus novateur depuis la Réformation. Le XVIIème siècle a prôné des affirmations doctrinales fortes (orthodoxie) ou renouvelé la piété (piétisme), le XVIIIème a opéré et introduit le doute pour permettre la libre pensée (Lumières), le XIXème cherche à traduire la foi dans le nouveau contexte culturel des temps modernes.
Or, Schleiermacher est à bien des égards le père spirituel des théologiens du XIXème siècle. Il les a tous marqués de son empreinte, aussi bien les théologiens libéraux que les théologiens orthodoxes (sauf A. Ritschl).
Selon K. Barth, pourtant critique vis-à-vis de Schleiermacher, celui-ci " n'a pas fondé une école, mais une ère nouvelle ". " S'il s'est souvent distancé de lui, ou s'il a déformé sa conception jusqu'à la rendre méconnaissable, s'il a protesté contre lui, ou s'il l'a négligé et oublié, ce siècle n'en est pas moins le sien pour ce qui est du domaine de la théologie. Après toutes sortes de grands et de petits écarts, on est toujours revenu à Schleiermacher " (Histoire de la théologie protestante au XIXème siècle, p.233).
On pourrait montrer, sans trop de difficultés, l'impact de Schleiermacher tout au long du XIXème siècle. Comme le souligne encore K. Barth : " ce siècle pouvait entendre de la part de Schleiermacher une parole libératrice, une parole qui d'une certaine manière fût une réponse, et il l'a effectivement entendu " (p. 235).
- Ainsi, l'un des pères du réveil luthérien en Allemagne du Nord, Harms, écrit : " J'étais en proie à toutes sortes de questions suscitées par le rationalisme et à des doutes […] je me suis mis à lire les Discours religieux […] alors Schleiermacher a tué en moi le rationaliste ".
- L'école des théologiens d'Erlangen (Thomasius, etc.…) s'est inspirée de Schleiermacher dans son entreprise de ne pas décrire les dogmes en soi, mais dans leur impact sur le croyant, et de faire une théologie de l'expérience.
- Mais il y eut aussi des courants moins traditionnels et plus critiques vis-à-vis des doctrines et des institutions qui se sont réclamés de Schleiermacher, parce qu'il a mis au premier plan le concept de religion vécue (contre l'intellectualisme), c'est le cas de Trœltsch.
- C'est au XXème siècle que viendra la grande réaction contre Schleiermacher avec E. Brunner (Die Mystik und das Wort) et K. Barth, soulignant l'opposition entre une théologie de type réformateur et celle de Schleiermacher. La Réforme parle de l'Evangile, de la révélation et du Christ, Schleiermacher de la religion. Mais Barth n'en souligne pas moins l'importance de Schleiermacher, et les jugements positifs sur ce théologien sont nombreux.
2) L'actualité de Schleiermacher
Nous constatons aujourd'hui un regain d'intérêt pour Schleiermacher. Une réédition scientifique de ses œuvres est en cours. Des colloques sur Schleiermacher se multiplient, ainsi que les publications. Pourquoi ce retour ?
On peut discerner chez ce penseur des enjeux fondamentaux et permanents.
- La spécificité de la foi par rapport à la morale et la métaphysique.
- Une réflexion sur le type de rapport entre la foi chrétienne et la culture d'une époque donnée. Schleiermacher, en définissant la religion, veut répondre au romantisme.
- Plus généralement, Schleiermacher pose la question de l'apologétique chrétienne. Peut-on prouver que la foi chrétienne est une démarche possible, plus même, que c'est une démarche nécessaire ?
- Comment interpréter par ailleurs la prétention d'une religion à l'exclusivité ? Comment l'accepter dans mon existence sans laisser violer mon moi, et de sorte que j'y trouve plutôt ma propre identité ?
Notons enfin combien notre époque est sensible à toute démarche soulignant le vécu, plutôt que le discours et les concepts. Or, au centre de la démarche de Schleiermacher se placent la piété, la religion vécue, l'expérience de Dieu. Il relativise les concepts et un certain anti-intellectualisme émerge chez lui.
Cela dit, il y a aussi de grandes différences entre Schleiermacher et nous :
- au niveau du vocabulaire : piété, religion, sentiment (de dépendance absolue)… : ces termes nous sont devenus étrangers pour parler de la foi chrétienne ;
- entre Schleiermacher et nous, il y eut les maîtres du soupçon : Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud…
Schleiermacher pensait trouver en l'homme - en particulier chez les romantiques de son temps - une expérience religieuse fondamentale que le christianisme ne faisait que conduire à un stade plus élevé. Une telle démarche n'est plus évidente pour nous dans un monde sécularisé ou face à une culture souvent déshumanisée, et en tout cas pas idéaliste.

Qui fut Schleiermacher ?
Né en 1768, fils d'un aumônier militaire, il reçut des impulsions religieuses décisives dans le cadre d'institutions des Frères moraves (les "Herrnhuter"), d'obédience piétiste, se rattachant à Zinzendorf. Il y séjourna de 1773 à 1782. L'accent était mis sur la religion comme expérience vécue, sur la conversion, sur la joyeuse certitude du salut, sur la relation personnelle avec le Sauveur, sur une religion communautaire (4 cultes par jour). Même après s'être éloigné des Frères moraves, Schleiermacher se considérait durant toute sa vie comme un " Herrnhuter höherer Ordnung ".
Toutefois, l'étroitesse de ce milieu, la longue liste des livres interdits et l'absence d'esprit critique finirent par lui peser. Il prit ses distances et se plongea avec délices dans le monde de la culture contemporaine qui lui avait été fermé jusque là. Il fit des études de théologie à Halle, se familiarisa avec la pensée de Kant, mais aussi de Spinoza.
De 1796 à 1802, il fréquenta les milieux romantiques de Berlin, en particulier Schlegel et Novalis. En 1799, il publia à leur intention sa première œuvre majeure : les Discours sur la religion à l'intention des esprits cultivés parmi ses contempteurs.
Il fut ensuite successivement précepteur, professeur de théologie à Halle puis à Berlin à partir de 1810. Il a donné des cours sur toutes les matières théologiques, sauf l'Ancien Testament.
De ses diverses œuvres, je citerai surtout la Brève présentation des études de théologie (1810) et son ouvrage fondamental : La foi chrétienne d'après les principes de l'Eglise Evangélique, 1821-1822.
Durant toute sa vie, il n'a pas cessé de prêcher.
Sans nous attarder davantage au cursus biographique, donnons quelques caractéristiques de l'homme et de son profil.
1) Schleiermacher voulait être à la fois théologien et homme de son temps, ouvert à la culture et à la modernité.
- De nombreuses possibilités lui étaient ouvertes : il aurait pu se consacrer à la philosophie ou à la philologie (traducteur doué de Platon). Mais il est resté fidèle à un choix initial fait chez les Frères moraves et voulu par son père, c'est-à-dire la théologie. Schleiermacher avait conscience, face aux préoccupations de l'Eglise, de la responsabilité qui lui incombait dans le domaine scientifique, et il savait qu'il lui appartenait, en particulier, de donner une réponse à la question de la vérité de la prédication chrétienne. D'autres ont fini par abandonner la théologie (Hegel, Strauss, etc.…).
- Dans la théologie scientifique, Schleiermacher en est resté à la démarche la plus difficile à son époque : il a consacré toute son énergie à la dogmatique, alors que beaucoup de ses contemporains se limitèrent à l'histoire.
- Notons encore que Schleiermacher s'est rendu compte que ce qui, en dernière instance, distinguait la théologie de la philosophie était la christologie. Il a tenté avec peine souvent, mais avec persévérance, de lui faire une place dans son système. Il a voulu être un théologien christocentrique.
En même temps qu'il était théologien, et parce qu'il était théologien, Schleiermacher voulait être un homme moderne. Il ne fait pas de théologie intemporelle, mais une théologie aux prises avec la culture. Il dialogue avec les romantiques, il lit les grands philosophes contemporains. Il traduit Platon. Il s'intéresse aux problèmes politiques (Révolution Française, réveil du nationalisme prussien face à Napoléon, rénovation de l'Etat prussien). Il est une des chevilles ouvrières de l'Université de Berlin et de l'Académie des Sciences.
Dès son premier ouvrage - les Discours - il cherche à dialoguer avec les personnes cultivées de son temps. Il participe de tout son être à la conscience culturelle de son époque.
2) Schleiermacher a été homme d'Eglise
Il ne s'est pas contenté de faire une théologie universitaire, mais il s'est intéressé à la vie concrète de l'Eglise. D'après lui, le théologien doit contribuer et même participer au gouvernement de l'Eglise.
Entre 1814 et 1829, Schleiermacher fut mêlé de très près à trois problèmes de la politique ecclésiale en Prusse :
- la réalisation d'une union entre les Eglises luthérienne et réformée,
- l'introduction d'une nouvelle Agende (liturgie) pour l'Eglise de Prusse que le roi, en tant qu'évêque suprême, voulait imposer,
- l'introduction d'une constitution d'Eglise, souhaitée par de nombreux membres de l'Eglise Evangélique, mais que le gouvernement prussien hésitait à concéder.
La réalisation de l'union entre l'Eglise luthérienne et réformée a entraîné Schleiermacher dans un conflit avec le roi. Celui-ci voulait imposer une Agende unique pour l'Eglise. Schleiermacher s'opposa à cette prétention du roi :
- d'une part, parce qu'il était opposé à l'uniformité
- d'autre part parce qu'il était partisan de l'indépendance de l'Eglise vis-à-vis de l'Etat. Dans cette perspective, il demanda aussi que fût réalisée une constitution proprement ecclésiale de type presbytéro-synodal. C'est l'Eglise seule qui - selon lui - avait le droit de décider librement de sa liturgie. Il en résulta un conflit long de plusieurs années où le roi s'efforça d'imposer l'Agende (même par des décorations accordées non propter acta sed propter agenda !).
3) Schleiermacher fut un universitaire
En coopération avec Humboldt, Schleiermacher a joué un rôle fondamental lors de la fondation de l'Université de Berlin. Dans un mémoire sur les universités [allemandes], il récusait notamment l'idée, mise en œuvre en France, de créer de hautes écoles spécialisées. Il fallait maintenir et développer l'université, c'est-à-dire des institutions orientées vers un savoir universel, où les différentes disciplines étaient mises en relation les unes avec les autres, la base étant l'unité de l'esprit et de la connaissance. Mais à l'intérieur de l'université, des institutions particulières étaient parfaitement légitimes à ses yeux. Il insiste sur le lien entre recherche et enseignement. L'étudiant ne devait pas seulement accumuler des connaissances spécialisées, mais être éveillé pour une recherche personnelle.
Par ailleurs, il souligne l'indépendance de l'université vis-à-vis de l'Etat. Il donne aussi son avis sur les Facultés de théologie. Celles-ci devaient comporter quatre disciplines : exégèse, histoire, dogmatique et pratique. Mais pas de chaire en théologie pratique. Selon Schleiermacher, cela devait être du ressort de l'Eglise. D'autre part, il admettait qu'un professeur pouvait enseigner deux disciplines.
Notons enfin que Schleiermacher a joué un rôle actif dans l'Académie des Sciences de Berlin, dont il faisait partie depuis 1810, en sa qualité de traducteur de Platon.

La démarche de Schleiermacher dans les Discours sur la religion (1799)
1. Schleiermacher cherche à convaincre ses amis romantiques que la religion est un sujet digne d'attention.
C'est une entreprise difficile. A la fin du XVIIIème siècle, de nombreux cercles cultivés sont indifférents à l'égard de la religion, en tout cas des religions positives ou révélées, telles que le christianisme. On laisse subsister tout au plus une religion naturelle, non instituée, le plus souvent identique à la morale d'ailleurs. L'indifférence à l'égard de la religion s'exprime tout particulièrement face à la pratique religieuse. Beaucoup d'intellectuels ou de représentants de la bourgeoisie considèrent que la pratique est tout au plus bonne pour les couches inférieures de la société.
Dans le premier des cinq discours, Schleiermacher s'efforce d'analyser les raisons de l'indifférence face à la religion.
- Il observe que le phénomène n'est pas entièrement nouveau. Nous lisons déjà dans 2 Thes.3,2, dans la traduction de Luther : " Der Glaube ist nicht jedermans Ding ".
- Par ailleurs, il note que bien peu d'hommes ont compris quelque chose à la religion. Celle-ci a été déformée et travestie. Il faut donc retrouver la religion vraie.
- Enfin, Schleiermacher relève que, faute de pratique religieuse (" les divinités des temples sont délaissées "), et faute de religion personnelle ou familiale, ses amis n'ont pas de lien avec le monde de la religion. Leurs divinités, ce sont l'humanité et la patrie, l'art et la science qui les occupent tellement qu'il n'y a plus de place pour autre chose. Certes, ils ne nient peut-être pas théoriquement la réalité d'un être transcendant. Mais ils n'ont pas de relation existentielle avec lui. " Vous ne sentez rien ni pour lui, ni avec lui ". Ils vivent une existence fermée, autarcique, existence terrestre riche et diverse qui se suffit à elle-même, et qui peut se passer de l'éternité. Dans cette optique, le culturel a pris la place du cultuel, les valeurs ont supplanté la transcendance.
Notons bien l'esprit dans lequel Schleiermacher s'exprime : il n'émet pas de jugement. Il ne parle pas de la malédiction de la sécularisation, comme le faisaient si souvent les milieux d'Eglise du XIXème siècle. Il voit, dans la démarche de ses lecteurs, quelque chose de positif : " Vous avez réussi à faire de la vie terrestre une existence si riche et si diverse ". Ce ne sont pas des hommes sans foi ni loi. Et Schleiermacher ne veut pas les détourner de la culture en les poussant vers une transcendance qui se situerait au-delà de la vie cultivée qu'ils mènent, mais leur montrer que tout cela baigne en quelque sorte dans une réalité sacrée, qu'il appellera l'univers. On peut penser ici à Gœthe, selon lequel il appartient à Dieu de se mouvoir dans le monde et en l'homme : " Die Welt im Inneren zu bewegen, sich in Natur, Natur in sich zu regen " En d'autres termes, Dieu ne vient pas de l'extérieur vers le monde et vers les hommes, il est en quelque sorte en eux.
2. Mais qui peut parler de façon convaincante de la religion ?
Schleiermacher sent qu'il y a dans la société de son temps une certaine lassitude à l'égard de la religion. La messe est dite, semble-t-il. Tout n'a-t-il pas été dit sur la religion ? Et puis, au XVIIIème siècle, commence cette dissociation, si typique des temps modernes, entre la religion d'une part et l'institution d'autre part, en particulier les prêtres, terme plus général préféré par Schleiermacher, car il exprime mieux l'idée importante pour lui de médiation. A la différence du XVIème siècle, ce n'est pas le mode de vie des prêtres qui gène les contemporains, ni même l'attachement à la lettre, mais le fait qu'ils n'aient pas part à la culture et aux tendances de leur époque. Ils ne connaissent que leurs temples, institutions pourtant délabrées.
Alors, que vient faire Schleiermacher, qui est lui aussi un ancien prêtre ? Trois raisons le poussent à prendre la défense de la religion :
- D'abord, il se sent " poussé par une nécessité intérieure irrésistible ". Il ne parle pas parce qu'il remplit une fonction (Amt), mais parce qu'il est poussé de l'intérieur par le Dieu qui habite en lui. C'est donc un témoignage personnel qu'il propose et c'est une catégorie susceptible de retenir l'attention de ses amis romantiques.
- En deuxième lieu, Schleiermacher passe à la contre-attaque. Pourquoi ses amis n'écoutent-ils pas les prêtres ? Dans tous les autres domaines de la vie, ils s'en remettent au jugement des spécialistes. Pourquoi pas dans le domaine de la religion ? Et le voilà qui explore un mot qui définit le pasteur ou le prêtre comme un " virtuose de la religion ". Dans les éditions ultérieures, il remplacera ce terme par " expérimenté " ou par " parfait en religion ". Ainsi, le pasteur n'est plus défini comme docteur ni même comme prédicateur, mais comme un spécialiste de la religion. Et Schleiermacher se solidarise avec l'ensemble des clercs pour revendiquer, lui aussi, une autorité en matière de religion.
- Mais puisque les amis romantiques ne veulent pas écouter les clercs, qu'ils l'écoutent au moins, lui. C'est la troisième approche. Il y a trois raisons qui, selon Schleiermacher, fondent son originalité. C'est d'abord le fait qu'il a un langage nouveau, qu'on n'est pas habitué à entendre de la part des pasteurs. Il parle de religion, d'univers, de sentiment, d'intuition là où les Réformateurs parlaient, à la suite de la Bible, de révélation, de foi, d'un Dieu personnel. Le message aussi est différent de celui de ses collègues. Schleiermacher ne stigmatise pas la décadence de la religion. Il pense que son époque est ouverte à la religion. Il ne prône pas le retour à la vieille foi primitive, et se déclare libre des préjugés de ses collègues. Enfin, son discours a un lieu qui n'est pas le ministère comme tel, mais l'humanum. " Je vous parle en tant qu'homme ". Il parle des mystères de l'humanité. Il ne parle pas d'une essence abstraite, mais d'existence concrète. Il n'enseigne pas, il témoigne.
En dernière instance d'ailleurs, ce n'est pas une question de mots, mais de rayonnement, de silence plutôt que de bruit. Et s'il faut parler, c'est plutôt de l'ordre du jeu que du discours fanatique. Le discours d'ailleurs est second, il peut seulement aider à clarifier, et le jour viendra où nous n'aurons plus besoin de mots. En revanche, la religion est toujours pour Schleiermacher quelque chose de communautaire. C'est ensemble qu'il nous faut entrer dans le sanctuaire et la religion passe par la communication.
3. Qu'est-ce que la religion pour Schleiermacher ?
Il se propose d'abord d'écarter de fausses approches. La religion doit être perçue dans son essence même, et non par l'image caricaturale qu'en ont donnée les diverses formes et sectes au cours de l'histoire.
Selon Schleiermacher, il ne faut pas définir la religion comme " crainte devant un être éternel " ni comme " attitude comptant sur un autre monde ". Ce n'est pas cela le contenu central de la religion.
Par ailleurs, il reconnaît que la religion a souvent été synonyme de " folies humaines ". Elle s'est exprimée par " les fables insensées des nations sauvages ", mais aussi " par le déisme le plus subtil ", par " des superstitions grossières ", mais aussi par " l'assemblage entre des fragments de métaphysique et de morale qu'on appelle le christianisme raisonnable ".
Mais, affirme Schleiermacher, le divin se place sur un autre plan. La vraie religion surgit de l'intérieur, des profondeurs de l'âme humaine. Et il faut la libérer de " l'esprit scolastique et métaphysique des temps barbares et froids ", la libérer des systèmes et de la lettre morte. Les " héros de la religion " n'ont pas systématisé la religion ; ils l'ont simplement vécue.
Notons encore qu'à la différence des Lumières, Schleiermacher renonce de propos délibéré à établir de façon rationnelle la nécessité de la religion. Il ne veut pas prouver que la religion est nécessaire pour que le droit et l'ordre soient préservés dans le monde. La religion n'est pas non plus nécessaire pour expliquer ce que l'homme, de lui-même, ne peut comprendre : Dieu - mais ce mot n'est pas employé. Dieu n'est pas un bouche-trou.
Enfin, Schleiermacher ne présente pas la religion comme un appui de la morale.
La religion a son propre domaine dans l'âme (Gemüth). Il ne faut pas la transplanter dans d'autres domaines. Et la morale, par exemple, doit se justifier par sa propre logique et non par la religion.
Mais alors, qu'est-ce que la religion ? Schleiermacher répond à cette question dans le deuxième de ses discours. Le propos est toujours le même : il faut dégager le diamant de la gangue qui l'entoure, c'est-à-dire faire apparaître ce qu'est vraiment la religion. Il faut que la religion redevienne elle-même, qu'elle " entre en possession de son bien propre ". Pour ce faire, écrit Schleiermacher, il faut qu'elle " renonce à toute prétention sur tout ce qui appartient à la métaphysique et à la morale, et restitue tout ce qu'on lui a incorporé de force. Elle ne cherche pas à déterminer et expliquer l'univers d'après sa nature à lui, comme le fait la métaphysique ; elle ne cherche pas à le perfectionner et l'achever par le développement de la liberté et du divin libre-arbitre de l'homme, ainsi que le fait la morale. En son essence, elle n'est ni pensée ni action, mais contemplation intuitive et sentiment. Elle veut contempler intuitivement l'Univers ; elle veut l'épier pieusement dans les manifestations et les actes qui lui sont propres ; elle veut, dans une passivité d'enfant, se laisser saisir et envahir par ses influences directes. Ainsi donc, elle est l'opposé de la métaphysique et de la morale dans tout ce qui constitue son essence et dans tout ce qui caractérise ses effets. Les deux autres approches ne voient dans tout l'univers que l'homme comme centre de toutes les connexions, comme condition de toute existence et cause de tout devenir. La religion veut, elle, dans l'homme, non moins que dans tout autre être particulier et fini, voir l'Infini, l'image, la représentation de l'Infini ".
Il y aurait beaucoup à dire sur ce passage, sur le concept d'Univers que Schleiermacher emploie à la place de Dieu, sur les concepts de " contemplation intuitive " (Anschauung) et de sentiment (Gefühl). Il faudrait aussi éviter le malentendu selon lequel Schleiermacher aurait écarté la métaphysique et la morale. Son propos est seulement de bien établir la différence entre la religion d'une part, et les deux autres approches de l'Univers d'autre part.
Par la métaphysique, l'homme veut comprendre l'Univers à partir de la nature finie de l'homme, analyser, disséquer, classer la réalité. La religion, au contraire, veut vivre la réalité de l'univers.
Quant à la morale, elle " part de la conscience de la liberté ". L'homme est libre et la morale établit le champ infini de cette liberté et de l'engagement moral. La religion, au contraire, est, en dernière instance, passivité, c'est se laisser saisir par l'univers. " La religion respire là où la liberté elle-même est déjà redevenue nature ". Dans son livre de 1821, Der christliche Glaube, Schleiermacher définit la religion comme le " sentiment de dépendance absolue ". Voici comment, dans ses Discours de 1799, il décrit encore la religion dans son rapport à l'univers :
" L'Univers est dans un état d'activité ininterrompue et se révèle à nous à chaque instant. Chaque forme qu'il produit, chaque être auquel, du fait de l'abondante plénitude de la vie, il confère une existence distincte, chaque circonstance qu'il fait jaillir de la richesse de son sein toujours fécond, est une action qu'il exerce sur nous. Par suite donc, prendre chaque chose particulière comme une partie du tout, chaque chose limitée comme une représentation de l'Infini, c'est là la religion. Mais ce qui veut aller plus loin, ce qui veut pénétrer plus profondément dans la nature et la substance du tout, cela n'est plus de la religion, et, bien que cela veuille être considéré comme tel, cela retombera inévitablement dans la sphère d'une vaine mythologie " (p.154).
Pour Schleiermacher, la religion est le contrepoids " nécessaire et indispensable de la métaphysique et de la morale ". " Vouloir participer à la spéculation et à la pratique sans religion, c'est une présomption téméraire, c'est une insolente hostilité à l'égard des dieux, c'est l'esprit impie de Prométhée qui déroba lâchement ce qu'il aurait pu exiger et attendre dans un état de tranquille sécurité. Le sentiment de son infinité et de sa parenté avec le divin, l'homme ne l'a que pour l'avoir volé, et ce bien illégitime ne peut tourner à son profit que s'il prend conscience en même temps de ses limites, de ce qu'il y a d'adventice dans toute sa forme, du degré auquel toute son existence se perd et disparaît sans bruit dans l'incommensurable. Aussi les dieux ont-ils de tout temps châtié ce crime. La pratique est du domaine de l'art, la spéculation de celui de la science, la religion est sens et goût de l'Infini. Sans elle, comment la pratique peut-elle s'élever au-dessus du cercle de formes aventureuses et transmises par la tradition ? Comment la spéculation peut-elle devenir quelque chose de mieux qu'un squelette rigide et maigre ? Ou pourquoi, dans son effort pour agir au dehors et sur l'univers, votre activité pratique oublie-t-elle finalement toujours de former l'homme lui-même ? Cela vient de ce que vous l'avez opposé à l'Univers, et que vous ne le recevez pas de la main de la religion, comme une partie de cet Univers, et comme quelque chose de sacré ".
Pourtant, dans l'optique de la distinction entre religion d'une part, et métaphysique d'autre part, la religion, c'est-à-dire l'intuition et le sentiment qui n'ont pas de contenu précis, surgit une question : peut-on, comme le demande Schleiermacher dans les Discours, supprimer le rapport entre la religion et la conscience de la vérité ou la conscience morale ? La religion ne va-t-elle pas se réduire à l'arbitraire, à un fantasme ?
Or, l'esprit humain est tendu vers la vérité et déterminé, y compris dans sa démarche religieuse, par la quête de la vérité. En d'autres termes, Dieu n'est pas seulement la puissance dernière et suprême régnant sur l'âme humaine, mais aussi l'objet dernier et suprême de la connaissance du réel.
En ce qui concerne la morale, on ne peut nier que l'homme religieux doit aussi agir dans le monde. On peut se demander si on peut, comme le fait Schleiermacher, laisser côte à côte, sans lien, l'intuition religieuse et la conscience morale. La religion ne dégage pas, selon Schleiermacher, des règles morales. Mais le Dieu de la religion et le Dieu de la morale sont-ils à ce point distincts, comme le voudrait Schleiermacher ?
La religion n'est pas en elle-même action. L'homme agit parce qu'il est homme ou par motivation morale. Ce n'est pas à la religion de l'exciter à l'action. Mais la religion accompagne l'action comme une sorte de musique. Schleiermacher évoque ici la différence entre les mauvais esprits et les anges : les mauvais esprits possèdent l'homme et l'excitent ; les anges, au contraire, sont autour de lui, comme c'était le cas pour Jésus. Les anges l'accompagnaient, ils n'étaient pas en lui, mais à côté de lui. Ils remplissent l'âme de sérénité et de calme.
Mais comment s'exprime la religion ?
" Le but de notre religion, écrit Schleiermacher, c'est d'aimer l'esprit du monde et de contempler joyeusement son activité. La crainte n'est pas dans l'amour ".
Le Dieu de Schleiermacher n'est pas celui de l'Ancien Testament, mais le Dieu qui donne au monde son unité, son sens, son harmonie. Le Dieu qu'on peut aimer et dans lequel on peut, au-delà des contradictions de l'existence, mettre sa confiance.
Schleiermacher précise encore d'une autre manière ce qu'est le sentiment religieux. C'est, d'après lui, un sentiment d'humilité par rapport à l'Eternel et l'universel. C'est aussi la reconnaissance et la compassion avec les autres, ainsi que la capacité à se repentir.
4. Quel est le rôle des croyances et des doctrines ?
Nous avons jusqu'à présent évoqué la religion comme telle, qui est contemplation intuitive (Anschauung) et sentiment (Gefühl). Mais une question peut se poser : quel est le rôle des croyances et des doctrines qui existent dans toutes les religions ?
Selon Schleiermacher, il s'agit " d'expressions abstraites d'intuitions religieuses ". C'est ce qu'il dit dans les Discours. Dans Der christliche Glaube, il sera moins réticent en affirmant que tout état affectif tend à s'extérioriser et à se manifester au dehors. Dans son Herméneutique il dit que " tout ce qui est religieux et qui n'est pas simplement momentané, se fixe dans la réflexion ". Ainsi, les propositions dogmatiques exposent les conceptions innées de la conscience religieuse de telle manière qu'elles se présentent avec un maximum de précision et que grâce à une telle précision, elles puissent être enseignées.
Dans les Discours, Schleiermacher insiste davantage sur la différence entre le contenu d'une réflexion et la vie religieuse sur laquelle on réfléchit.
Selon Schleiermacher, nous avons une certaine liberté face aux notions traditionnelles, telles que celles de miracle, de révélation et même de Dieu. Il peut y avoir religion sans le concept de Dieu, tel qu'on l'entend traditionnellement. Pourtant, d'une certaine manière, ces notions sont nécessaires pour qu'elles expriment ce qui est universel et général dans la religion.
Cependant Schleiermacher propose de nouvelles interprétations. Qu'est-ce que le miracle selon Schleiermacher ? Ce n'est pas une intervention transcendante de Dieu dans l'espace de notre finitude. Schleiermacher déplace le miracle dans notre subjectivité : c'est une manière de percevoir les événements ou les choses de la nature. Le miracle est signe qui porte l'homme vers l'infini. L'événement le plus quotidien peut devenir signe et donc miracle. Être religieux, c'est voir partout des miracles.
Schleiermacher relativise aussi l'idée de Dieu. Il y a eu des hommes religieux qui n'étaient pas les défenseurs fanatiques de l'existence de Dieu. Ce qui est à la base de la religion est incontestable : c'est l'activité incessante d'une vie et d'une action divines que Schleiermacher nomme dans les Discours : l'Univers. Mais ce n'est pas nécessairement le concept du Dieu personnel. Finalement, Dieu n'est qu'une catégorie de l'intuition dont la religion peut se passer.
Ici Schleiermacher se montre proche de Kant pour lequel Dieu est un postulat de la raison pratique ou une sorte de chiffre pour fonder l'impératif catégorique. Bien sûr, Schleiermacher ne le dirait pas en ces termes, vu son souci de distinguer la religion de la morale. Mais cette manière de lier Dieu, ou le concept de Dieu, à l'intuition de l'homme l'éloigne de la Bible pour laquelle Dieu est premier par rapport à l'homme.
On pourrait se demander si Schleiermacher annonce déjà Feuerbach pour lequel Dieu est une projection de l'homme. Il faut répondre négativement, contrairement à certains interprètes de Schleiermacher, tel Emil Brunner. L'Univers est bien une réalité agissante en laquelle s'enracine l'homme et qui détermine l'image qu'il se fait de Dieu. Pour Feuerbach, au contraire, l'homme est la seule réalité.
5. Le caractère éminemment personnel de la religion
Il convient encore de souligner, avec Schleiermacher, le caractère éminemment personnel de la religion. La foi vicaire n'existe pas, chacun ne peut que croire personnellement, personne ne peut croire pour quelqu'un d'autre et, en outre, chacun croit d'une autre manière.
Schleiermacher s'élève contre l'idée que la foi consiste à " accepter ce qu'un autre a fait, penser et ressentir ce qu'un autre a pensé et ressenti ". Il clame à l'adresse de ses amis : " Dans la religion aussi, vous êtes appelés à voler de vos propres ailes et à marcher sur vos propres chemins […], là aussi, vous devez vous appartenir en propre […], chacun doit voir de ses propres yeux, et apporter sa contribution aux trésors de la religion ". Et même si, dans l'expérience religieuse, il s'agit des mêmes intuitions de l'Univers, à l'intérieur d'une même religion existante et concrète, chaque expérience est particulière. C'est pourquoi il arrive à Schleiermacher, comme à Luther d'ailleurs, de refuser l'idée d'imitation qui précisément remet en question la particularité de l'expérience religieuse de l'individu. De même, le rôle du médiateur ou du guide qui " éveille le goût de la religion chez quelqu'un où il somnolait ne peut être que passager ". Le médiateur est celui qui nous donne une première direction.
Finalement, l'expérience religieuse est immédiate, elle n'est transmise ni par un enseignement, ni par une institution. Traduit dans le langage réformateur, il faudrait dire que notre foi ne provient pas d'une autorité, mais que Dieu lui-même nous y conduit. Schleiermacher, aussi bien que les réformateurs, parlent dans ce cas de la liberté du Saint-Esprit, encore que Schleiermacher relativise le rôle de la Parole.
Ici se pose la question du rôle de la Bible. Schleiermacher rejette toute religion qui s'attacherait à une " Ecriture morte ". " Toute Ecriture Sainte, écrit-il, n'est que le mausolée de la religion, un monument attestant qu'il y avait un grand Esprit, mais qui n'est plus là ". La Bible nous informe sur des expériences du passé et des expériences d'autrui. Elle peut tout au plus être une aide pour le début du cheminement religieux.
Cela rappelle assurément la démarche quelque peu illuministe de Thomas Müntzer qui traitait Luther de " Schriftgelehrter " (scribe) attaché à la lettre, alors que lui-même se considérait comme un " Geistgelehrter " (inspiré de l'Esprit). D'une certaine manière, il pourrait y avoir, selon Schleiermacher, un stade religieux où l'on n'aurait plus besoin de la parole extérieure, que ce soit la parole écrite de la Bible ou la parole orale de la prédication. D'ailleurs, ce n'est pas la parole qui fait naître la foi. La théologie de la Parole, caractéristique de la Réformation, est absente. Le religion se développe par le contact immédiat entre l'homme et l'Univers. La parole a tout au plus une fonction inter-humaine de communication et d'échange.
6. La transmission de la religion
Ceci nous conduit à la question délicate de la transmission de la religion. Peut-on contribuer à la faire naître dans une âme humaine ?
Schleiermacher écarte d'abord l'idée du prosélytisme qui ne fait pas partie de l'essence de la religion. Et il faut préserver la liberté de la religion. Cette liberté implique aussi que la tentative de transmettre la religion peut échouer. " Combien de fois n'ai-je pas entonné la musique de ma religion pour émouvoir mon entourage… mais rien ne s'éveillait, et rien ne répondait chez mes auditeurs ".
Ce qui est possible, c'est transmettre nos croyances ou agir sur " le mécanisme du bien agir ", mais aucun homme ne peut pénétrer dans l'intimité d'un autre, là où se vit et se développe la religion. Nous pouvons tout au plus nous opposer à ce développement.
Les doctrines qu'on peut enseigner ne sont que l'ombre de la religion. Il en est de celle-ci comme de l'expérience artistique : elle est immédiate, directe. Un maître peut certes avoir des disciples, y compris en religion, en éveillant la religion chez d'autres " par la manifestation de sa propre religion ". Mais par la suite, tout est liberté. La vraie religion n'est jamais simple imitation.
Et Schleiermacher précise encore : " l'Univers se forme lui-même ses observateurs et ses admirateurs ". Il y a en l'homme une aptitude à se laisser saisir par la religion. Dans cette perspective, Schleiermacher critique fortement l'éducation de son temps, trop centrée sur la morale, sur la rationalité et sur l'efficacité, mais qui tue l'aspiration des jeunes qui se portent vers ce qui est merveilleux et surnaturel. Elle annihile le " pressentiment secret, incompris [qui] les pousse à dépasser les limites de la richesse de ce monde ". Schleiermacher vilipende " la rage de comprendre ", " le joug du vouloir comprendre ".
Il fait, en quelque sorte, le procès de la bourgeoisie de son temps, ces " braves gens " dont le travail, la raison et l'efficacité constituent les valeurs suprêmes. " Ils ne se rendent pas compte que tout n'est pas à considérer d'un point de vue utilitariste ". " Ils croient saisir toute la réalité, alors qu'ils se meuvent dans un cercle stérile ".
Schleiermacher plaide pour une autre démarche éducative qui incite à s'ouvrir à la totalité, à aller du particulier à l'universel, du phénomène à la perfection, et à ne pas fermer " les échappées vers l'infini ". C'est une éducation qui n'est pas basée uniquement sur des connaissances de type analytique ou utilitariste, mais ouverte au merveilleux. C'est aussi une démarche qui fait place à des exemples vivants d'hommes vraiment religieux.
7. Et l'Eglise ?
Jusqu'ici notre exposé a pu susciter l'impression que la religion est avant tout, voire seulement, de type individuel. Il est vrai que Schleiermacher s'oppose à tout ce qui est conformisme ou simple adhésion à des formules. Pourtant, l'Eglise est bien présente dans la pensée de Schleiermacher. C'était déjà manifeste dans le troisième Discours avec la nécessité et les modalités d'une éducation religieuse. Cela est encore plus patent dans le quatrième Discours. Dans les ouvrages ultérieurs de Schleiermacher, la notion d'Eglise jouera un rôle si central que certains sont même allés jusqu'à taxer Schleiermacher de catholicisme.
Mais il faut s-entendre à propos du concept d'Eglise. Une fois de plus, on retrouve la démarche apologétique de Schleiermacher. Il constate que pour beaucoup d'esprits ouverts à la religion, l'Eglise fait problème parce qu'elle est synonyme d'aliénation, de conformisme. A toutes les époques, l'Eglise-institution a attiré les critiques, en particulier de la part de l'élite. Mais que faut-il entendre par Eglise ?
Schleiermacher ne va pas la définir par en-haut, par l'institution historique, par le Christ, mais par en bas, c'est-à-dire en partant de l'homme et de l'essence de la religion.
Quand Schleiermacher parle d'Eglise, il parle avant tout de communauté. Il y a trois raisons, selon lui, qui poussent l'individu qui a fait une expérience religieuse vers la communauté.
D'abord, tout homme a tendance, par nature, à transmettre vers l'extérieur ce qui est à l'intérieur de lui. Cela s'applique particulièrement à la religion qui, plus que toute autre chose, fait sortir l'homme de lui-même.
En deuxième lieu, l'expérience religieuse est déroutante pour l'homme. Elle s'empare de lui " violemment ". C'est l'irruption d'une " puissance étrangère ". L'individu a besoin de constater qu'il n'est pas le seul à faire une telle expérience. Il a besoin d'être légitimé par d'autres dans sa démarche individuelle.
Enfin, la religion est ainsi faite que l'individu peut seulement faire des expériences limitées, d'où la nécessité d'une communication réciproque et d'un enrichissement par l'apport d'autres expériences. Or, la communication ne se fait pas à travers les livres, mais par le dialogue entre les vivants. C'est cela l'Eglise.
Dans cette perspective, Schleiermacher va reprendre, à sa manière, le thème réformateur du sacerdoce universel. Tous sont prêtres dans la mesure où chacun peut attirer les autres à la religion. Nous sommes tous à la fois prêtres et laïcs, enseignants et auditeurs, dans la mesure de notre insertion dans la religion.
Schleiermacher souligne que plus on avance en religion, plus on se rend compte de l'unité indivisible du monde religieux. A partir d'un certain degré de religiosité, il y a ouverture au tout, à la pluralité. Alors les esprits les plus divers trouvent leur place dans l'ensemble. Il n'y a donc aucune justification à appeler d'autres à venir dans son Eglise, tout au plus faut-il les aider à trouver leur religion et à former, à travers les différences, " une seule unité ".
Par la suite, Schleiermacher fera davantage place aux Eglises particulières, en se plaçant dans une perspective historique-empirique, mais sans jamais perdre de vue l'universel où l'Eglise vraie est une.
Mais Schleiermacher se heurte à une objection : l'Eglise vraie qu'il évoque existe-t-elle sur terre ? N'est-ce pas une Eglise idéale dont les Eglises concrètes sont bien éloignées ? C'est pourquoi il introduit une distinction entre l'Eglise triomphante et l'Eglise militante.
L'Eglise militante, que nous appelons multitudiniste, est l'Eglise de ceux qui sont encore en recherche de la vraie religion. La plupart de ses membres se contentent d'une attitude réceptive. Ils se contentent d'aspirations obscures. " C'est pourquoi ils tiennent tant à des concepts morts, aux résultats de la réflexion sur la religion […], ils ont besoin des actions symboliques qui sont en réalité ce qu'il y a de plus bas dans la communauté religieuse ". Mais, pour des raisons pédagogiques, il ne faut pas détruire cette Eglise de multitude.
Mais il y a aussi la vraie Eglise, l'Eglise triomphante dont font partie les hommes vraiment religieux. Elle est déjà visible sur terre, dans de petites communautés. Les prêtres de l'Eglise multitudiniste devraient en faire partie. Eux qui devraient être des " virtuoses de la religion " devraient s'exprimer de manière personnelle et transmettre ce qu'il y a en eux de véritablement religieux. Ils devraient réunir un cercle d'adeptes qui seraient entièrement sensibles à leur manière d'être et de parler. Les laïcs devraient pouvoir choisir le pasteur qui leur convient et se remettre à sa direction jusqu'à ce qu'ils soient eux-mêmes membres de la vraie Eglise. Mais Schleiermacher se rend bien compte des résistances opposées par les grandes Eglises à un tel type de communauté. Elles imposent la contrainte doctrinale qui uniformise les choses. Elles succombent à un " pernicieux esprit de secte " qui brise l'unité de la religion. Elles privent leurs membres de la possibilité de choisir librement leur pasteur. Elles mélangent le religieux et le civil.
8. La diversité des religions et le christianisme
Terminons par un regard sur le cinquième et dernier Discours. Il est consacré à la diversité des religions et au christianisme.
A la différence des Lumières, Schleiermacher renonce à chercher une religion naturelle au-delà des religions particulières. La vraie religion se trouve dans les religions concrètes, même si c'est seulement de manière imparfaite.
La diversité des religions correspond à la diversité humaine. Il faut renoncer à uniformiser. Certes, il y a beaucoup de dérives et de corruption dans les religions concrètes telles qu'elles existent, mais même dans les plus humaines, il y a encore des étincelles du divin. Tout religieux qui nous soyons, et parce que nous sommes religieux, nous sommes aussi des êtres historiques, et cela se manifeste également dans notre rapport à la religion. Nous y sommes entrés un jour, dans le temps, par notre conversion. Mais la religion elle-même est historique, dans la mesure où la conception fondamentale qui la caractérise est apparue un jour dans l'histoire. En dernière instance, on ne peut comprendre la religion que par elle-même.
Qu'est-ce qui est caractéristique du christianisme ? C'est la conviction centrale que l'homme a besoin d'être sauvé. L'homme se trouve en opposition au divin. Mais le salut n'est donné qu'à travers une médiation unique, celle du Christ.

Concluons

Schleiermacher a voulu placer la religion sur un terrain incontestable en partant de ce qu'on appellera plus tard l'a priori religieux en l'homme. Il a compris la religion comme un phénomène sui generis qu'il fallait distinguer de la métaphysique et de la morale.
Le théologien est appelé à réfléchir sur la religion, non pas simplement sur la religion en général, mais sur la forme qu'elle a prise dans l'histoire et sur la manière dont elle est vécue dans une Eglise. Est-ce dire que la théologie n'est pas une science parce qu'elle est en lien avec l'Eglise ? Elle l'est parce qu'elle se fonde sur des données objectives : la religion vécue, la médiation du Christ.
Il me semble que la théologie de Schleiermacher n'est pas seulement d'une grande richesse, mais que, malgré ses limites, elle a gardé une certaine pertinence, et même une certaine fraîcheur jusqu'à nos jours.

Marc Lienhard
Janvier 2001

 
Marc Lienhard, ancien professeur d'Histoire de l'Eglise, Doyen honoraire de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg et ancien Président du Directoire de l'Eglise de la Confession d'Augsbourg d'Alsace et de Lorraine.
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D
<br /> A ce sujet (s'il vous intéresse toujours, je viens de voir que l'article date de 2010), je vous invite à découvrir cet ouvrage :<br /> http://librairie-7ici.com/2361-conferences-sur-l-ethique-la-politique-et-l-esthetique-1814-1833.html qui reprend douze études présentées par Friedrich Schleiermacher à l'Académie des Sciences de<br /> Berlin entre 1814 et 1833, publié en 2011 aux éditions Labor et Fides. Mais vu comme votre article est bien renseigné, peut-être le connaissez-vous déjà !<br />
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